Hitofude pour mon dernier jour ♥
Aujourd’hui c’est mon dernier jour. Dernier jour de travail en tant qu’archiviste. Dernier jour que je manipule des manuscrits du 17e siècle. C’est surtout mon dernier jour de transport.
Mon dernier jour de transport.
Plus de 4 ans que je fais 2 à 3 heures de train et métro par jour. Pour aller en cours. Pour aller en stage. Pour aller voir des amis. Pour aller faire les boutiques. Pour aller voir une expo. Et pour rentrer. Ne pas rater le train du matin pour ne pas être en retard. Ne pas rater le train le soir pour ne pas rentrer trop tard. Ne pas rater le dernier train pour pouvoir rentrer tout court.
En 4 ans j’ai pu expérimenter tous les couloirs de la gare Montparnasse. Je connais mes chronos. Selon mes chaussures. Selon le jour de la semaine.
Ligne 4 aux quais : environ 8 à 10 minutes sur le rythme des plus grands sprinteurs avec un flux modéré de touristes en goguette. Le trajet le plus éprouvant.
Ligne 12 aux quais : environ 6 à 7 minutes.
Ligne 13 aux quais : environ 5 à 6 minutes.
Ligne 6 aux quais : entre 3 et 5 minutes. Le plus facile.
Sauf quand un touriste, un vacancier reste planté au milieu des escalators avec sa valise énorme. Son enfant qui chuine. Son petit chien paniqué. Sauf quand un emmerdeur refuse de vous laisser passer. Sauf quand une personne âgée ou en situation de handicap vous demande de l’aider. Sauf quand les barrières de contrôleurs font une vérification des billets dans les couloirs. Sauf quand un escalator est en panne. Sauf quand la journée a été un peu plus dure que les autres et qu’il n’y a plus d’énergie.
Quelques secondes, rarement plus d’une minute, qui vous font rater le train. Et attendre. Attendre le suivant. Parfois 30 minutes. Parfois 1 heure.
Courir pour avoir ce fichu train, qui est retardé, supprimé. Panne de matériel, acte de malveillance, suicide, présence de personnes sur les voies, régularisation du trafic, absence de contrôleurs, panne de signalisation, incendie. Puis en automne, les feuilles mortes. Trop dangereux. En hiver, le gel. Trop dangereux. L’été, la chaleur. Trop dangereux.
« Oui mais dans le train, tu peux tricoter, lire. Dormir. Te faire les ongles. Téléphoner. » Parce que mettre le réveil plus tôt pour continuer sa nuit dans le train, c’est cool ? Parce que quand tu as attendu sur le quai dans le froid, sous la pluie et qu’il n’y a pas de chauffage, non, tu n’as pas très envie de tricoter. Parce que quand le train est surchargé, que tu es debout, collé à tes voisins dégoulinants, tu n’as pas toujours la possibilité d’ouvrir un livre et de rester concentré.
Pendant quatre ans, j’ai surtout observé les gens. Ces gens qui montent dans le même wagon que moi tous les matins. Si on mettait tous ces gens en ligne, je pourrais vous dire
ceux qui fument,
ceux qui ont des animaux,
ceux qui lisent des polars,
ceux qui écoutent Claude François,
ceux qui ont des enfants à la maternelle,
ceux qui ont plein de réunions,
ceux qui travaillent dès 7 heures sur leur pc portable,
ceux qui jouent à candy truc,
ceux qui lisent la presse people,
ceux qui mettent du parfum,
ceux qui se lèvent pour te laisser accéder à la place à côté de la fenêtre,
ceux qui prennent la ligne 6,
ceux qui sont toujours pressés,
ceux qui boivent un café sur le quai,
ceux qui sont de mauvaise humeur,
ceux qui laissent leur téléphone en sonnerie,
ceux qui rient jaune au moindre ralentissement du train…
Tous ces gens à qui je n’ai jamais dit d’autres mots que « bonjour »…
Pendant quatre ans, j’ai beaucoup râlé, je n’ai jamais accepté de devoir faire ce trajet. Et pourtant, je ne suis jamais partie de ma « banlieue provinciale ». Pendant quatre ans, j’ai toujours observé les gens avec fascination et incompréhension. Les gens qui se sont habitués, résignés. Mais ceux aussi qui trouvent dans ces longs trajets un moment de répit, un moment rien que pour eux.
En quatre ans, je n’ai jamais cessé d’admirer les parents qui tributaires du moindre souci passent des coups de fil dans tous les sens, pour la nounou, l’école, les voisins, les grands-parents.
Mardi, j’irai au boulot à pied.